Un article écrit par Louis Gagné

Les industries québécoises polluent toujours plus qu’avant la pandémie

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Les émissions de GES de la raffinerie Jean-Gaulin (Énergie Valero), à Lévis, ont augmenté de 4,6 % en 2022 pour atteindre 1,28 million de tonnes d’équivalent CO2, ce qui en fait le deuxième établissement le plus polluant au Québec après la cimenterie de Ciment McInnis, à Port-Daniel-Gascons. (Photo d’archives)Cliquez ici pour afficher l'image d'en-tête
Les émissions de GES de la raffinerie Jean-Gaulin (Énergie Valero), à Lévis, ont augmenté de 4,6 % en 2022 pour atteindre 1,28 million de tonnes d’équivalent CO2, ce qui en fait le deuxième établissement le plus polluant au Québec après la cimenterie de Ciment McInnis, à Port-Daniel-Gascons. (Photo d’archives)

Si les émissions de gaz à effet de serre (GES) ont commencé à plafonner au Québec, comme le suggère le ministre de l’Environnement, Benoit Charette, ce n’est certainement pas grâce aux grands émetteurs industriels, dont les rejets polluants ont continué d’augmenter en 2022 par rapport à leur niveau prépandémique.

Des données préliminaires du ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP) révèlent que les GES des principaux émetteurs québécois ont atteint 23,12 millions de tonnes d’équivalent dioxyde de carbone (t éq. CO2) en 2022.

Cela représente une augmentation de 3,07 % par rapport à 2019, dernière année précédant la pandémie, et de 0,21 % par rapport à 2021.

Notons que la comparaison avec 2019 permet d’éviter les distorsions provoquées par le ralentissement de l’économie durant les deux premières années de la pandémie (2020 et 2021).

Les données sur les GES citées dans ce reportage excluent les émissions de CO2 attribuable à la biomasse. Le MELCCFP ne les comptabilise pas dans son inventaire annuel des GES, car il est présumé que le CO2 relâché pendant la décomposition ou la combustion de la biomasse est recyclé par les forêts, notamment grâce à la photosynthèse . L'exclusion de la biomasse ne fait toutefois pas consensus chez les experts.

La hausse des GES est encore plus marquée parmi les 10 entreprises qui polluent le plus au Québec. En 2022, leurs émissions ont totalisé 10,28 millions de t éq. CO2. Il s’agit d’une progression de 4,02 % par rapport à 2019 et de 1,46 % par rapport à 2021.

Ces données sont tirées du registre des émissions de GES déclarées par les entreprises assujetties au Règlement sur la déclaration obligatoire de certaines émissions de contaminants dans l'atmosphère. Ce dernier regroupe les établissements qui émettent 10 000 t éq. CO2 et plus par année.

On ignore pour l’instant la somme totale des GES qui ont été produits par l’ensemble des secteurs d’activité au Québec en 2022. Si les données préliminaires des grands émetteurs industriels sont disponibles, celles concernant les transports, principale source d’émission de GES, n’ont pas encore été comptabilisées.

C’est également le cas pour les données provenant d’autres secteurs tels que l’agriculture et les matières résiduelles.

Les niveaux d’émissions réels sont comptabilisés et diffusés deux ans après une année donnée. C’est pourquoi l’inventaire québécois des émissions de GES pour l’année 2021 n’a été publié qu’en décembre 2023. L’inventaire 2022 devrait être dévoilé à la fin de 2024.

Très inquiétant

Pour le responsable de la campagne Climat-Énergie chez Greenpeace Canada, Patrick Bonin, l’augmentation des émissions de GES du secteur industriel en 2022 n’augure rien de bon pour le prochain inventaire provincial.

C'est très inquiétant de voir que non seulement les émissions dans les transports ne sont pas en train de réduire, mais que les émissions du deuxième secteur en importance en termes de pollution, l'industrie, augmentent également, alors qu’elles devraient réduire drastiquement, lance M. Bonin en entrevue à Radio-Canada.

Clairement, c'est un mauvais bilan qui s'en vient de la part du gouvernement du Québec en termes d'émissions de gaz à effet de serre, prédit-il.

Selon Patrick Bonin, la hausse des émissions de GES des grands émetteurs démontre que le gouvernement doit augmenter sa tarification du carbone et diminuer les droits de polluer accordés gratuitement aux entreprises.

En 2022, l’allocation gratuite d’unités d’émission aux entreprises polluantes a permis de couvrir des émissions totalisant 19 626 171 tonnes de GES.

Le prix des unités d’émission s'est maintenu entre 34,74 $ et 39,59 $ la tonne en 2022. Cela signifie que la valeur des unités gratuites allouées par le gouvernement a atteint environ 700 millions de dollars.

Pour réduire ses émissions de GES de 37,5 % sous leur niveau de 1990 d’ici 2030, le Québec, insiste M. Bonin, devra se montrer plus exigeant à l’égard des pollueurs.

Recette pour un désastre

C'est beaucoup trop permissif, ce qui est octroyé. Le gouvernement ne resserre pas suffisamment rapidement la vis et continue de faire en sorte que les entreprises soient moins incitées à réduire leurs émissions parce qu'elles reçoivent trop de droits de polluer gratuits, déplore le porte-parole de Greenpeace Canada.

Ce n'est pas un système performant actuellement, loin de là. L’industrie continue de polluer et ne paie presque pas pour sa pollution. C'est une recette pour un désastre.

Patrick Bonin, responsable de la campagne Climat-Énergie, Greenpeace Canada

Si l’on se fie aux données publiées dans le dernier inventaire des GES, le Québec a rejeté 77,6 millions de t éq. CO2 dans l’atmosphère en 2021.

Cela représente une hausse de 5 % par rapport à l’année 2020, qui avait été marquée par un ralentissement de l’économie attribuable à la pandémie, mais une diminution de 5,6 % par rapport à l’année 2019.

Plafonnement

Lors du dévoilement de l’inventaire 2021, en décembre, le ministre de l’Environnement, Benoit Charette, a indiqué que les prévisions pour 2022 font croire à un plafonnement des émissions de GES.

Les prévisions avancent que les GES, tous secteurs confondus, ont augmenté de 1,4 % au Québec en 2022 comparativement à 2021, mais qu’elles ont diminué d’environ 3 millions de t éq. CO2 par rapport à 2019.

Dans ce contexte, doit-on conclure que les grands pollueurs, dont les émissions de GES ont augmenté en 2022, non seulement par rapport à 2021, mais également par rapport à 2019, s’inscrivent dans une tendance inverse? Pour Patrick Bonin, cela ne fait aucun doute.

Les émissions ne diminuent pas parmi les grands pollueurs du Québec. Donc, il faut les mettre au pas. Il faut que le gouvernement cesse de favoriser l'approche carotte [en donnant] des subventions. [Il doit] renforcer la réglementation [et] forcer ces entreprises-là, à l’aide de l'approche bâton, à réduire leurs émissions parce que clairement, elles ne font pas le travail et on ne peut pas les laisser aller comme ça, insiste le responsable de la campagne Climat-Énergie chez Greenpeace Canada.

Situations ponctuelles

Le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs ne perçoit pas les choses tout à fait de la même manière.

Il soutient que la hausse des GES des grands émetteurs industriels observée entre 2019 et 2022 est davantage attribuable à des situations ponctuelles qu’à une hausse généralisée des émissions de GES.

En entrevue à Radio-Canada, le directeur général de la réglementation carbone et des données d'émission au MELCCFP, Jean-Yves Benoit, mentionne que des circonstances particulières ont contribué à la hausse du bilan des grands émetteurs au cours de cette période.

Par exemple, l'Aluminerie de Bécancour était en grève en 2019. Donc, elle a repris la production et seulement [pour] cet établissement-là, c'est environ 700 000 tonnes de plus de GES [qui ont été émis en 2022 par rapport à 2019], souligne-t-il.

Marché du carbone

Pour évaluer la progression des rejets des grands pollueurs depuis 2019, M. Benoit invite à prendre en considération les émissions couvertes dans le cadre du système de plafonnement et d’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre (SPEDE), plus communément désigné sous le nom de marché du carbone.

Celui-ci couvre près de 80 % des émissions de GES au Québec. Il englobe les industries ainsi que les distributeurs d’énergie des secteurs des transports et du bâtiment qui émettent 25 000 t éq. CO2 et plus par année. Les entreprises émettant 10 000 t éq. CO2 et plus peuvent s’y inscrire sur une base volontaire.

Les données du SPEDE montrent que les émissions des entreprises soumises au marché du carbone ont atteint 59,56 millions de t éq. CO2 en 2022, en hausse de 1,4 % par rapport à 2021, mais en baisse de 3,5 % par rapport à 2019.

Lorsqu’on regarde uniquement les données concernant les émetteurs industriels participant au SPEDE, on constate que leurs GES ont même diminué de 0,2 % en 2022, alors que ceux des distributeurs d’énergie ont crû de 2,2 %.

Jean-Yves Benoit dit qu’il faut également tenir compte de l’augmentation du nombre d’établissements industriels assujettis au marché du carbone entre 2019 et 2022.

En 2019, on avait 104 établissements. On en avait 124 en 2022, donc près de 20 % de plus. L'augmentation du niveau d'émission est de [4,3 %]. Donc, on peut quand même considérer qu'il y a une amélioration en moyenne par établissement.

Jean-Yves Benoit, dg, réglementation carbone et données d'émission, MELCCFP

Si les données du SPEDE diffèrent de celles sur les grands émetteurs, c’est parce que les entreprises visées par le Règlement sur la déclaration obligatoire de certaines émissions de contaminants dans l'atmosphère ne sont pas toutes soumises au marché du carbone.

Ainsi, en 2022, 302 émetteurs étaient assujettis au Règlement, alors que 124 participaient au marché du carbone.

Le MELCCFP s’attend à ce que les émissions de GES des entreprises assujetties au SPEDE continuent à diminuer par rapport à leur niveau de 2019 et même à ce que cette tendance s'accélère.

Jean-Yves Benoit mentionne qu’à compter de cette année, le niveau d'allocation gratuite donnée aux entreprises industrielles va diminuer encore plus rapidement.

Incitatif

Il ajoute qu’une partie de l’allocation gratuite sera réservée, au nom des émetteurs, pour le Fonds vert, et que ceux-ci ne pourront utiliser cet argent que pour investir dans des projets de réduction des GES.

Si les entreprises ne s'améliorent pas, elles vont avoir un manque à gagner de plus en plus grand. Et avec un coût carbone qui augmente annuellement, le coût va devenir tel qu'elles n'auront pas le choix de décider d'investir pour réduire leurs émissions de GES, fait valoir M. Benoit.

Il tient à rappeler que le secteur industriel est jusqu'ici parvenu à diminuer ses émissions de GES de 22 % sous leur niveau de 1990. En comparaison, celles des transports ont augmenté de 20 % au cours de la même période.

Cible maintenue

Le MELCCFP affirme garder le cap sur sa cible de GES pour 2030. Il fait remarquer que ses projections de réduction des GES augmentent année après année.

En 2021, il était estimé que les mesures définies et financées par le gouvernement du Québec permettraient d’atteindre 42 % de la cible de 2030. Les projections de réduction ont atteint 51 % en 2022 et 60 % en 2023.

Il faut aussi préciser que ces projections de réductions de gaz à effet de serre (42 %, 51 %, 60 %, etc.) ne prennent pas en compte les échanges sur le marché du carbone. Ces échanges ont contribué à l'atteinte de la cible de 2020 et contribuent aussi à l'atteinte de la cible de -37,5 % [sous les niveaux de 1990] en 2030 , précise le MELCCFP dans un courriel à Radio-Canada.

Dans le cadre de ce reportage, nous avons tenté d’obtenir une entrevue avec le ministre de l’Environnement, Benoit Charette, mais n’avons obtenu aucune réponse à notre demande.