Attaques de groupes armés partout au pays, soldats qui se rendent par milliers, partisans de la junte militaire birmane mécontents qui osent l'exprimer : trois ans après le coup d’État qui a plongé le Myanmar dans une sanglante guerre civile, le vent semble tourner en faveur des rebelles.
Selon les Nations unies, les deux tiers du Myanmar sont plongés dans une guerre civile brutale. Plus de 2,6 millions de personnes sont déplacées. Des centaines de milliers d’entre elles ont dû fuir depuis le lancement de la série d’attaques rebelles coordonnées de l’automne dernier.
Un des moments décisifs s’est produit le 5 janvier dernier, après deux mois d’intenses combats. Une alliance de guérillas ethniques birmanes a pris le contrôle de la ville de Laukkai, près de la frontière chinoise. Près de 2400 soldats et officiers se sont rendus.
Les images ont été abondamment partagées sur les réseaux sociaux, source d’information essentielle dans un pays sans presse libre et coupé du reste du monde depuis trois ans.
On voit sur ces images des butins d'armes saisis dans des avant-postes militaires et des soldats épuisés qui se rendent en masse. Des commandants de brigade ont même été photographiés levant un verre, vraisemblablement avec leurs anciens ennemis.
Près de 8000 soldats et membres des forces de l’ordre auraient fait défection depuis le coup d’État de 2021, selon l'United States Institute for Peace.
Parmi ceux-ci, un espion nommé Yan qui s’était enrôlé dans les forces policières afin de fournir de l’information aux groupes rebelles. Il témoigne de la démoralisation des troupes.
Les gens ont commencé à nous traiter comme des fantômes. Ils nous détestaient. Ils ne voulaient pas nous parler. Je ne me sentais pas bien. La police et l'armée ont commencé à arrêter des jeunes au hasard et à les battre. Ils peuvent les battre autant qu'ils veulent tant que la personne ne meurt pas. Ceux qui ont rejoint les forces de l’ordre récemment sont des jeunes qui ne savent rien, qui viennent de régions éloignées, ou qui sont de petits criminels arrêtés dans les villes. On leur demande s'ils veulent aller en prison ou rejoindre la police.
La junte a toujours la mainmise sur l'économie
La junte militaire a perdu des territoires dans le nord du pays, mais aussi dans l’ouest, près de la frontière avec l’Inde. Elle ne contrôlerait plus qu’entre 50 % et 60 % du pays.
Une alliance de groupes rebelles ethniques a lancé une opération coordonnée au mois d’octobre dernier. Certains analystes invitent cependant à la prudence face à ces factions qui se disent pro-démocratiques, mais qui ont également des ambitions territoriales.
Des unités des Forces de défense populaire affiliées au gouvernement fantôme pro-démocratie combattent avec les différentes guérillas.
Duwa Lashi La, le chef de ce gouvernement fantôme, le Gouvernement de l’Unité nationale de son nom complet, affirmait devant un panel d’experts en ligne mardi que les rebelles se rapprochent de la victoire et que l'armée birmane est passée en mode survie. Il invite les militaires à rejoindre la révolution
.
Certains birmans osent même exprimer leur mécontentement envers le chef de la junte militaire, Min Aung Hlaing. Selon le site en birman de la BBC, un moine ultranationaliste aurait réclamé la démission de Min Aung Hlaing plus tôt ce mois-ci, lors d’une manifestation.
Quant à la junte, elle considère qu'elle n'a pas encore perdu, elle a toujours un soutien chinois et russe, et la résistance ne recevra pas de matériel occidental. Le régime peut donc encore augmenter l'intensité du conflit et les horreurs qu'elle commet contre la population civile, en sachant qu'elle est de toute façon déjà honnie
, affirmait dans le magazine Géo Olivier Guillard, chercheur associé à l’Institut d’étude de géopolitique appliquée.
Des gens d’affaires de la capitale économique du Myanmar, Rangoon, qui souhaitent conserver l’anonymat, estiment d’ailleurs que la junte militaire pourra se maintenir au pouvoir tant qu’elle gardera le contrôle de la banque centrale et de l'économie.
Les autoroutes peuvent être bloquées, les postes commerciaux frontaliers peuvent tomber aux mains de la résistance, mais tant que la production et les activités commerciales se poursuivent à Rangoon et que les ports maritimes et les aéroports fonctionnent, l'économie, et par extension le régime, peuvent survivre
, croit un dirigeant qui a rencontré un journaliste de Nikkei à Rangoon.
Contrairement aux régions rurales du pays, la vie plus normale a d’ailleurs repris dans la capitale économique et dans les grandes villes du pays. Dans cette bulle loin des combats, des restaurants et des bars ont même rouvert et sont remplis.
Mercredi, la junte birmane a encore une fois prolongé de six mois l’état d’urgence et la loi martiale imposés dans le pays depuis le coup d’État.
Une crise humanitaire qui sombre dans l'oubli
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, plus de 1600 civils auraient été tués en 2023, c’est 300 de plus par rapport à l'année précédente.
En trois ans, près de 26 000 personnes ont été emprisonnées pour des raisons politiques, dont 19 973 restent en détention, certaines faisant l'objet de tortures sans espoir de procès équitable.
La guerre civile a précipité le Myanmar dans une crise humanitaire. Dans un rapport publié en décembre, l’ONU tirait la sonnette d’alarme. Le tiers du pays a besoin d’aide humanitaire, soit 18,6 millions de personnes. Près de 6 millions sont des enfants.
Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) a lancé un appel urgent aux dons de près d’un milliard de dollars au moment où l’attention de la communauté internationale est ailleurs.
Nous ne pouvons pas nous permettre une répétition du manque flagrant de financements de 2023, avec seulement 29 % des demandes remplies
, a insisté Marcoluigi Corsi, coordonateur humanitaire de l’ONU au Myanmar. Des millions de vies sont en jeu, et nous devons faire tout ce qui est possible pour empêcher que la Birmanie ne devienne une urgence oubliée.
La Chine pour dénouer l'impasse?
Pékin n’a pas caché sa colère après les débordements des derniers mois qui ont fait des victimes chinoises. Selon certains, Pékin soutient la junte militaire birmane mais aiderait également les rebelles armés.
La Chine a même offert de jouer les médiateurs afin de négocier un cessez-le-feu, mais les combats se sont poursuivis après la conclusion d’un accord.
Pour sa part l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ANASE) va envoyer de l’aide humanitaire au Myanmar pour la première fois depuis le coup d’État de 2021.
L’ANASE insiste cependant pour que les violences cessent et pour que la junte militaire entame un dialogue avec les forces rebelles.
Les généraux de l’armée birmane refusent ces demandes de l’ANASE depuis 2021 et, en conséquence, ont été interdits de participation aux rencontres ministérielles du groupe de pays.
Un représentant spécial de l’ANASE, ancien représentant du Laos aux Nations unies, a été désigné pour tenter de favoriser le dialogue entre militaires et rebelles.
Il s’est rendu au Myanmar plus tôt en janvier et a rencontré les dirigeants de la junte militaire. Ni l’ANASE ni les généraux birmans n’ont commenté la visite.
Philippe Leblanc est correspondant en Asie pour Radio-Canada