Les Salvadoriens votent le 4 février dans le cadre d’élections présidentielles et législatives, qui s’apparentent, en réalité, à un référendum sur le président sortant, Nayib Bukele.
Au pouvoir depuis 2019, M. Bukele bénéficie d’un taux de popularité enviable, et envié, dans toute la région.
Pas moins de 82 % des Salvadoriens s’apprêtent à voter pour celui qui se décrit comme le dictateur le plus cool du monde
même s’il a contourné la Constitution, qui interdit la réélection. Son parti pourrait remporter 57 des 60 sièges de députés.
Qu’est-ce qui explique un tel succès? Sous Nayib Bukele, la sécurité est revenue dans les rues du pays. Le taux d’homicide, qui était en 2015 l’un des plus élevés au monde, avec 103 meurtres pour 100 000 habitants, a chuté à 2,4 meurtres pour 100 000 habitants en 2023.
Des organisations comme l’Observatoire universitaire des droits de la personne de l'Université centraméricaine José Simeón Cañas soutiennent que les chiffres des dernières années sont sous-évalués puisque les meurtres de membres de gangs, entre autres, ne sont pas comptabilisés.
Il a réussi cet exploit en emprisonnant toute personne soupçonnée d’appartenir à un gang.
La population carcérale du pays a triplé, passant de 40 000 prisonniers en 2019 à plus de 100 000 actuellement, dont l’immense majorité est toujours en attente d'un procès. C'est 2 % de la population adulte du pays qui est derrière les barreaux.
Si cela pose problème aux organisations de défense des droits de la personne et aux proches des détenus, l’immense majorité des Salvadoriens applaudit.
L’insécurité a diminué de manière palpable, on ne peut pas le nier
, reconnaît Ricardo Roque, professeur et chercheur à l’Universidad Centroamericana José Simeón Cañas (UCA), à San Salvador.
Les jeunes peuvent maintenant traverser d’une rue à une autre sans se faire tuer parce qu’ils sont entrés dans la zone d’un autre gang. C'est une différence gigantesque dans la vie quotidienne des gens.
Les gens disent : les droits de la personne, c'est bien gentil, mais si notre premier droit de citoyen, qui est celui de travailler et de vivre tranquillement dans notre pays, n'est pas respecté, eh bien, tant pis pour les délinquants!
résume Thierry Maire.
Nayib Bukele, comme ses prédécesseurs, a d’abord négocié des ententes secrètes avec les chefs de gangs, en vue d’une baisse de la violence. Cela a bien fonctionné au début de son mandat.
Puis, à la fin du mois de mars 2022, il y a eu 87 assassinats en trois jours. Une technique, croient certains, pour le pousser à faire plus de concessions.
Le président a alors déclaré la guerre aux gangs. Il a décrété, le 27 mars 2022, un état d’exception qui est toujours en cours.
Plus de 75 000 personnes ont depuis été arrêtées, accusées, pour la plupart, de faire partie d’un groupe illégal, ce qui permet de les détenir sans contact avec l'extérieur. Environ 7000 d'entre elles ont été relâchées.
Les présumés membres de gangs sont détenus en vertu de pouvoirs d’urgence qui suspendent certains droits constitutionnels, comme le droit à l’assistance d’un avocat.
Auparavant, une personne arrêtée ne pouvait rester plus de deux semaines en détention préventive. Avec les réformes, cette période peut maintenant s’étirer jusqu’à deux ans, avec la possibilité de l’étirer de deux autres années, explique Pamela Ruiz, analyste de l’International Crisis Group pour l’Amérique centrale.
On a également instauré des procès de masse au cours desquels quelqu’un peut être désigné comme un gangster simplement parce qu’il vit dans un secteur donné ou parce qu’il connaît certaines personnes, et peut donc être condamné à 10 ou 15 ans de prison, sans un procès individuel.
Le président s’est vanté sur les réseaux sociaux du fait que les détenus dormaient par terre et prenaient deux repas par jour
après qu'il eut ordonné de retirer les matelas, de réduire la nourriture et d'interrompre les visites et l’accès à Internet en prison.
Et si la communauté internationale s'inquiète pour ses petits anges, qu'elle vienne leur apporter de la nourriture, car je ne vais pas retirer l'argent du budget des écoles pour nourrir ces terroristes.
Plusieurs organisations, dont le Mouvement des victimes du régime (MOVIR), dénoncent des détentions arbitraires. Les membres du MOVIR appuient les politiques de Nayib Bukele, mais clament l’innocence de leurs proches. Ils soutiennent ne pas avoir pu voir leurs époux, leurs filles ou leurs fils, emprisonnés parfois depuis de longs mois, et n'avoir même pas pu leur parler.
Quelque 190 prisonniers sont morts en prison, et l’on recense 5000 victimes de mauvais traitements, dénoncent-ils.
Qui est Nayib Bukele?
Élu à la tête du pays en 2019 alors qu’il n’avait que 37 ans, ce fils d’un homme d’affaires d’origine palestinienne est devenu le premier président à ne représenter aucun des deux principaux partis politiques qui se partageaient le pouvoir depuis la fin de la guerre civile au Salvador, en 1992.
Il a su rallier les déçus de la politique en se présentant comme un candidat antisystème, même s’il avait été maire de la petite bourgade de Nuevo Cuscatlan (2012-2015), puis de la capitale, San Salvador (2015-2017), sous la bannière d’un des partis traditionnels du pays, le Front Farabundo Marti pour la libération nationale (FMLN).
La paix sociale s’est faite au prix d’une politique de sécurité qui viole les droits de la personne et les garanties fondamentales de la sécurité juridique
, soutient Ricardo Roque.
Il n’y a pas de présomption d’innocence, mais plutôt une présomption de culpabilité.
Centralisation du pouvoir
Ce n’est pas le seul geste que les organisations de défense des droits de la personne reprochent au président.
Assez tôt dans son mandat, le ton a été donné. Le 9 février 2020, insatisfait de voir que le Parlement, majoritairement composé d’élus d’opposition, refusait d’autoriser un emprunt qu’il réclamait pour renforcer sa politique de sécurité, Nayib Bukele a effectué une démonstration de force. Il est entré au Congrès avec l’armée et la police, a pris la place du président du Parlement et a appelé la population à s'insurger.
Cette action a été fortement critiquée dans certains cercles, mais appuyée par la majorité des Salvadoriens, très insatisfaits de la démocratie dans son ensemble et des politiciens professionnels voraces
en particulier, remarque Ivan Briscoe, directeur du programme Amérique latine et Caraïbes à l’International Crisis Group.
Le 9 février 2020 marque le début de l'autoritarisme de Bukele, mais aussi de son succès, croit Thierry Maire. L'invasion du parlement lui a montré jusqu'où il pouvait aller
, affirme-t-il.
Aux élections législatives de 2021, le parti du président a remporté la majorité.
En quelques heures, on est passés d’un État où il y avait une espèce d’équilibre entre les trois pouvoirs à un État complètement soumis au parti de Bukele et à Bukele lui-même
, note Pamela Ruiz.
Il a rapidement révoqué les magistrats de la Cour suprême ainsi que le procureur général, qui enquêtait sur des irrégularités de son administration, pour les remplacer par des fidèles.
Quelques mois plus tard, ces juges qu’il avait nommés lui ont donné leur feu vert pour pouvoir se représenter à l’élection présidentielle, même si la Constitution interdit deux mandats successifs. Selon leur interprétation, en démissionnant quelques mois avant la tenue du scrutin, il est à nouveau devenu admissible.
C’est clairement inconstitutionnel
, estime Ricardo Roque. La réélection contrevient à l’esprit et à la lettre de la Constitution. À la lettre, parce qu’il y a au moins cinq articles qui l’interdisent, et à l'esprit, qui reflète la volonté d’éviter le caudillisme, étant donné le passé du Salvador.
Pour les Salvadoriens, qui s’apprêtent à le réélire en masse, cela ne semble pas poser problème.
Les gens se fichent de la Constitution
, souligne Thierry Maire. Leur souci premier n’est pas la défense des lois, mais plutôt la survie quotidienne, qui était loin d’être acquise avant les mesures musclées du président Bukele contre les gangs.
La Constitution vous donne des droits que vous n'avez pas en réalité, parce que vous ne pouvez pas vivre [en paix].
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Nayib Bukele a également fait adopter des réformes législatives qui ont diminué de beaucoup le nombre de municipalités et de circonscriptions au pays. Celles-ci ont été redessinées d’une façon qui avantage son parti. Il a aussi changé la date de la tenue des élections parlementaires et la formule du vote.
Des changements précipités qui permettront à son parti de concentrer le pouvoir et même de saper la démocratie au Salvador, soutient le Bureau de Washington sur l'Amérique latine (WOLA), une ONG américaine.
Tout cela est passé comme une lettre à la poste, explique Pamela Ruiz. Les checks and balances
(poids et contrepoids), soit la séparation du pouvoir entre les branches exécutive, législative et judiciaire, ont complètement disparu au Salvador.
Il n’y a personne qui va s’opposer au président et dire : on ne peut pas faire ceci ou cela, souligne Mme Ruiz. Les députés ne sont que des pousse-papiers.
Il n’y a pas de débats ni de commissions pour étudier les lois. On leur dit : ça vient de la présidence, vous devez l'approuver.
Une économie chancelante
Nayib Bukele aura à répondre à plusieurs questions lors de son deuxième mandat, dont celle de ce qu’il adviendra des détenus. Mais il y a aussi l’économie qui inquiète les Salvadoriens.
C'est le principal problème du pays, pour 29% d'entre eux, avant le chômage (16 %) et le coût de la vie (11 %), selon un sondage de l’Institut universitaire d’opinion publique de l'UCA.
Sur ce plan, le bilan est plutôt maigre.
Le gouvernement a été très habile pour séduire la population avec une certaine illusion de prospérité, mais si vous la soumettez à une analyse minimale, vous vous rendrez compte que c’est assez fragile
, souligne Ricardo Roque.
Plus de 30 % des Salvadoriens vivent toujours sous le seuil de pauvreté. Entre 2019 et 2022, la pauvreté extrême a augmenté, passant de 5,6 % à 8,7 %, selon les données de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL).
Dans l’ensemble de l’Amérique latine, la pandémie a entraîné une augmentation de la pauvreté, mais elle a reculé au cours des dernières années, ce qui n’a pas été le cas au Salvador.
Les citoyens s'attendront donc à des gestes concrets au cours d’un deuxième mandat du président Bukele. Or, il n’y a pas de plan, souligne Thierry Maire.
On n'a pas de politique globale ni de plan de développement économique, observe M. Maire. Le bitcoin, c'est très bien, mais cela ne fait pas un plan économique.
Le Salvador a adopté en juin 2021 le bitcoin comme monnaie officielle du pays. C'est une expérience risquée, selon les économistes, et qui, pour le moment, semble plutôt être un échec.
De plus, le niveau de la dette, qui équivaut à environ 75 % du PIB, est préoccupant. Et, sur cette question, il y a une fuite en avant qui risque de rattraper le gouvernement plus tôt que tard, croit l’expert.
La première chose qui va lui poser problème, c'est le financement de l'État. À un moment donné, le roi va se retrouver nu.
Et quand cela arrivera, les choses risquent de se corser pour M. Bukele. Ses relations avec la presse sont déjà tendues, parce que le président tolère mal la critique, souligne Thierry Maire. Alors quand les journalistes vont commencer à rapporter les problèmes et les échecs [qui pourraient surgir], la dérive autoritaire qu’a prise Bukele risque de se renforcer
, note-t-il.
Ricardo Roque s'inquiète pour l'avenir de son pays. Son intention est de s’accrocher au pouvoir le plus longtemps possible
, remarque M. Roque. Non seulement il va briguer un deuxième mandat, mais aussi un troisième et un quatrième, qui sait?
Un modèle qui suscite l’admiration
Pour le moment, la méthode Bukele pour lutter contre la criminalité fait des émules en Amérique latine. Les présidents de l’Équateur, Daniel Noboa, et du Honduras, Xiomara Castro, s’en sont inspirés.
Daniel Noboa a ainsi annoncé la construction de deux prisons de haute sécurité en Amazonie et sur la côte Pacifique, sur le modèle de celle de 40 000 places bâtie par le gouvernement Bukele.
Au Honduras, Xiomara Castro a décrété l'état d'urgence dans certaines provinces en novembre 2022 et a déployé des soldats pour patrouiller dans les rues. Elle a également lancé une opération de ratissage des prisons. Les résultats, toutefois, se font attendre.
Atteindre les résultats du Salvador ne sera toutefois pas évident, parce que ce modèle ne peut pas fonctionner dans un cadre démocratique
, estime Pamela Ruiz.
Tout le monde veut reproduire le modèle, mais je ne suis pas sûre que tous puissent l'exécuter. Pour mettre en œuvre ce plan, il doit y avoir un Bukele, une personne comme lui qui peut faire avancer les choses.