Des expertes universitaires s’inquiètent de la judiciarisation grandissante des personnes en situation d'itinérance à Québec depuis 20 ans. Elles dénoncent une augmentation du nombre de constats d'infractions remis par le Service de police de la Ville de Québec (SPVQ).
Des chercheuses des universités de Montréal, de Sherbrooke et d'Ottawa ont analysé le nombre de constats d'infractions remis à des personnes en situation d'itinérance entre 2013 et 2022. Elles se sont entre autres basées sur des données de la Cour municipale de Québec.
Leur rapport, intitulé La judiciarisation de l'itinérance à Québec : des constats alarmants
, a été publié jeudi.
Un des constats les plus frappants, c'est l'augmentation de la judiciarisation
, note en entrevue à Radio-Canada Céline Bellot, professeure à l'École de travail social de l'Université de Montréal, directrice de l’Observatoire des profilages et co-autrice du rapport.
Population vieillissante
Les données démontrent que les personnes judiciarisées sont des personnes de plus en plus vieillissantes. Les motifs évoqués pour leur remettre des constats d'infraction ont aussi évolué.
Des motifs qui à la fois sont liés à la consommation d'alcool dans l'espace public, mais aussi à toutes sortes de dynamiques interactionnelles, comme les insultes et l'entrave [visant les policiers]
, relève Mme Bellot.
L'arrondissement de La Cité-Limoilou, au centre-ville de Québec, demeure le plus touché par cette judiciarisation.
Les données démontrent que le phénomène est aussi en augmentation à Beauport. On sait à quel point, dans ce coin-là, les gens réfléchissent à un phénomène de l'itinérance qui est en croissance. On voit nous aussi que s’il y a croissance de l'itinérance, il y a une augmentation de la judiciarisation
, indique Céline Bellot.
Des chiffres à l'appui
Entre 2000 et 2022, moins 16 368 constats d’infraction ont été remis à des personnes en situation d’itinérance à Québec.
Durant la période couverte par le premier rapport (2000-2010), une moyenne de 374 constats d’infraction étaient émis par année et durant la période étudiée dans le présent rapport (2013-2022), cette moyenne est de 1263 constats, soit plus de trois fois plus
, peut-on lire dans le rapport de recherche.
En 2020, les personnes en situation d’itinérance formaient au minimum 20 % des personnes ayant reçu un constat d’infraction dans la Ville de Québec et en 2021, 15,4 %, ce qui constitue une surreprésentation alarmante.
Ce nombre a été en constante augmentation entre 2013 et 2020, avant de connaître une légère baisse en 2021, une année marquée par la pandémie.
Les chiffres de 2022 sont incomplets puisqu'ils couvrent seulement la période de janvier à juin, préviennent les autrices.
Selon Céline Bellot, le présent rapport ne documente que la pointe de l’iceberg
du phénomène de judiciarisation de l’itinérance, puisqu’il a été produit à l’aide d’une seule banque de données.
On voit clairement qu'il y a un ciblage, un repérage et donc un traitement différentiel de ces personnes dans l'espace public
, observe la chercheuse.
Le cas de Québec
Le gouvernement du Québec a reconnu dans son plan d'action sur l'itinérance que la judiciarisation représente un barrage à la sortie de l'itinérance et ne fonctionne pas, rappelle Céline Bellot. L'information ne semble pas s'être rendue à la Ville de Québec, déplore-t-elle.
Malgré tout ce consensus scientifique, politique sur le fait que la judiciarisation n'est pas une réponse, on voit un renforcement de la judiciarisation à Québec.
Et les choses ne sont pas en voie de s’améliorer, selon la chercheuse, qui s’attend à des chiffres similaires pour l’année 2023.
Ni la Ville ni le service de police ne semblent avoir pris acte qu'il y a un enjeu et [ils] ne veulent [pas] changer leurs pratiques. [...] On ne voit rien dans le [comportement des] acteur [suggérant] qu'il y a des changements.
Le cas de Québec est également particulier, notamment avec l'accélération du nombre de personnes en situation d'itinérance à Québec. Le fait que cet enjeu n’apparaisse visiblement pas sur le radar
des intervenants est également préoccupant, aux yeux de Céline Bellot.
Ce n'est pas comme ça dans toutes les villes
, constate la co-auteure du rapport.
Des solutions
Ses collègues et elle appellent à une prise de conscience du phénomène par la Ville de Québec et son service de police en vue d’enrayer le phénomène.
Elles demandent également la fin de pratiques de profilage social
, notamment par la mise en place de plans d'actions, et des changements aux règlements municipaux qui mènent à la judiciarisation des personnes en situation d'itinérance.
Les chercheuses réclament aussi une augmentation du financement des organismes communautaires leur venant en aide.