Un article écrit par Émilie Dubreuil

Au pays des canettes, la vie est dure et frette

Société > Pauvreté

Richard Gault est à l’ouvrage dans les rues de l’est du Plateau Mont-RoyalCliquez ici pour afficher l'image d'en-tête
Richard Gault est à l’ouvrage dans les rues de l’est du Plateau Mont-Royal

Les jours de recyclage, on les entend ou on les voit discrètement fouiller dans les bacs ou les sacs bleus à la recherche de bouteilles vides qu’ils iront échanger contre quelques dollars. Qui sont ces gens pour qui ces morceaux de verre ou de plastique font la différence?

Il est 9 h et des poussières, un mercredi matin de grand soleil. Il fait beau mais frette. Frette comme il peut faire frette en janvier au Québec. Richard Gault est à l’ouvrage dans les rues de l’est du Plateau-Mont-Royal à Montréal depuis de bonne heure et il a les doigts gourds. « J’ai une mauvaise circulation en plus ». En plus?

Richard doit enlever ses gants pour remodeler les canettes de bière qu’un buveur a réduites en rondelles de métal. Richard, sous sa tuque rose Saint-Valentin et son foulard de bûcheron, est persuadé que celui qui a mis ce sac à la rue est un homme. Je suis certain qu’il fait ça pour impressionner les filles. Pour leur montrer qu’il est fort.

L'écraseur de canettes, j'aimerais le rencontrer pour lui expliquer, bougonne-t-il. Lui expliquer que de leur redonner leur forme originelle pour pouvoir les entrer dans la machine à consigne ralentit la cadence.

Richard, malgré la fatigue et le froid, est dans une course contre la montre qui n’a rien d’un jeu. Il doit ramasser le plus de canettes possible avant l’arrivée du camion de recyclage.

J’ai commencé ça pendant la pandémie avec un masque. Ça faisait mon affaire que tout le monde en porte. Je ne voulais pas que les gens du quartier me reconnaissent. Je me sentais comme un rat qui fouille dans les poubelles. Mais aujourd’hui, je m’assume. Je vois ça comme un travail et j’travaille ben ben fort.

Richard me demande, affable, si je n’ai pas froid aux mains quand je prends des notes. Il m’offre de me prêter une paire de gants. J’en ai une autre paire presque neuve. Des gants de ski. C’est fou le nombre d’affaires que j’ai trouvées dans les poubelles. Des vêtements neufs, des jouets en parfait état. C’est choquant, ça m’arrache le cœur de voir ça, ça me déchire. Parce que, sacrament, quand tu perds tout, ça te donne toute une autre perspective sur les gens qui en arrachent, pis j’me dis, sacrament : on pourrait pas s'entraider?

Lui, ça fait quelques années qu’il en arrache. Une faillite, un divorce. J’ai tout perdu. Ça arrive, des embûches dans la vie, que j’me dis. Je vais m’en sortir. En attendant, j’ai l’aide sociale et les bouteilles.

Richard, 54 ans, consacre plus ou moins 25 heures par semaine à la récolte. Il réussit à accumuler assez de contenants recyclables pour faire quelques centaines de dollars par mois. Je ne vole personne. Je l’ai même déclaré à l’aide sociale. Je me décarcasse. Je n’ai pas à rougir de ce que je fais. Ce qui me fait bien de la peine, par exemple, c’est qu’un de mes fils a beaucoup de difficultés à accepter que son père en soit réduit à ramasser des canettes.

Richard Gault connaît les horaires de recyclage de toute la ville de Montréal. Il privilégie les quartiers les plus riches. Les bacs de recyclage sont mieux organisés. Dans les quartiers plus pauvres, les gens ont tendance à mélanger les poubelles avec le plastique et le verre. Ce n’est pas de leur faute, c’est une question d’éducation.

De plus en plus de monde

Il n’est pas le seul à s’adonner à la récolte de bouteilles vides. Depuis que la consigne est passée à dix sous la bouteille l’automne dernier, il y a de plus en plus de monde qui font ça. C’est surtout des hommes, mais il y a des femmes. Il y en a une que je croise, elle doit avoir 70 ans et elle est impressionnante d'efficacité.

Au Super C de la rue Atateken, Harold Petrie, 77 ans, dépose patiemment une bouteille après l’autre dans la bouche avide de la machine à consigner. À chaque bouteille qui tombe, le montant augmente. Ding ding ding. 7,70 $, 7,80 $. Harold se rend à 9 $ et 80 sous. Et sourit. Il a ses secrets. Des gens qui, à force de le voir éventrer des sacs, ont décidé de lui en mettre de côté, remplis avec uniquement des bouteilles recyclables.

Malgré ces citoyens anonymes mais complices, monsieur Petrie passe trois heures par jour dehors à récolter ce qui lui permet de se payer un peu d’extra pour lui rendre la vie plus douce.

Je vivais en Colombie-Britannique et j’ai décidé de rentrer chez moi, en Nouvelle-Écosse, mais quand je suis arrivé au Québec, j’ai manqué d’argent et je ne suis jamais reparti, nous explique-t-il, alors qu’on se bouscule dans la salle des machines de l’épicerie. Il confirme que la compétition se fait de plus en plus féroce dans les rues les jours de recyclage.

Nous discutons avec un réfugié politique de l’Europe de l’Est qui n’a récolté que deux sacs de bouteilles à échanger et qui a l’air plutôt dépité.

Un homme dans la cinquantaine entre dans la pièce où il fait chaud. Il n’a que quelques dizaines de contenants, mais venir ici lui offre un peu de chaleur, un répit. Il nous confie ses problèmes de dépendance au crack. J’avais une bonne job, avant. J’ai fait de longues études. J’ai des diplômes, mais y a quelque chose qui ne va pas chez moi. Je suis fou, nous a-t-il dit, mélancolique. Avant de préciser : Mais, je suis un fou fin.

Sa récolte de bouteilles du jour va lui permettre de se payer un café et un billet d'autobus. Il doit se rendre à une séance de thérapie de groupe à l’autre bout de la ville.

Pendant que l’homme aux yeux clairs et au regard triste nous raconte comment il a perdu le contrôle puis tout perdu tout court, une femme frêle et discrète alimente patiemment la machine qui avale les canettes et recrachera un reçu pour quelques dollars.

Les bouteilles qui tombent à un rythme régulier émettent une mélodie singulière, la trame sonore d’une réalité que de plus en plus de gens connaissent : ce pays des canettes où la vie est dure et frette.