Le géant du commerce en ligne soutient que la protection de la vie privée de ses clients est une « priorité » et affirme avoir lancé une enquête interne.
Des articles retournés à Amazon se sont retrouvés sur les étagères d’un commerce de liquidation du Grand Toronto sans que personne n'ait pris la peine de retirer les étiquettes d’expédition.
Le nom, l’adresse complète et parfois le numéro de téléphone de l’acheteur original étaient ainsi laissés à la vue de tous dans des magasins Top Binz, à Scarborough, dans l'est de Toronto.
D’abord informé par un client inquiet de l’entreprise, CBC/Radio-Canada a trouvé une trentaine d’étiquettes d’expédition, les deux tiers au nom d’Amazon, parmi les articles étalés pêle-mêle dans deux commerces de cette chaîne qui promet des trésors à bas prix.
De découvrir que je retourne des articles et que mes renseignements personnels sont exposés, c’est choquant
, s’indigne Theresa Coppens, contactée au numéro de téléphone qui figurait sur une étiquette trouvée dans l’un des magasins.
Top Binz, qui possède trois succursales dans le Grand Toronto, achète des lots d’articles retournés ainsi que des surplus d’inventaire d’Amazon et d’autres détaillants à travers des distributeurs. L’entreprise revend ensuite ces produits à petit prix.
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Arthur Stewart, un client d’Amazon, s’est dit surpris
et inquiet
de savoir que son adresse et son numéro de téléphone se retrouvaient sur l’emballage d’un article en vente dans un magasin dont il n’avait jamais entendu parler.
Si le fait qu’Amazon revende les produits retournés le laisse indifférent, il s’inquiète que ses renseignements personnels aient pu tomber dans les mains de fraudeurs.
Lorsque des numéros de téléphone ou des adresses courriel sont révélés, ça ouvre la porte aux escrocs et aux hameçonneurs qui peuvent exploiter ces informations
Par courriel, une porte-parole d’Amazon soutient que l’entreprise s’attend à ce que ses partenaires retirent les renseignements personnels de ses clients avant toute revente.
Nous sommes déçus d'apprendre que ça pourrait ne pas être le cas
, écrit Barbara Agrait.
Pour sa part, Top Binz assure que toutes les étiquettes d'expéditions seront dorénavant retirées de ses produits.
Une ancienne commissaire à la protection de la vie privée inquiète
Ann Cavoukian, ancienne commissaire à la protection de la vie privée de l’Ontario, est stupéfaite que des produits achetés en ligne aient pu changer de mains à plusieurs reprises pour se retrouver dans un magasin de liquidation avec des étiquettes d’expéditions toujours visibles.
Tout le monde devrait savoir qu’à notre époque, dévoiler des renseignements personnels sans consentement – ce qui est évidemment le cas ici – peut causer un préjudice incroyable aux personnes ciblées
, explique celle qui est maintenant directrice générale du Global Privacy and Security by Design Centre.
Mme Cavoukian évoque notamment le risque de vol d’identité, un type de fraude répandue qui peut s’orchestrer avec très peu d’informations, selon elle.
Theresa Coppens, dont l’adresse et le numéro de téléphone avaient été laissés à la vue de tous, dit avoir entendu de nombreuses histoires d’horreur liées au vol d’identité. Elle explique ainsi faire très attention à la protection de ses renseignements personnels.
Lorsque je jette quelque chose, même les enveloppes d’Amazon, j'arrache l'étiquette et je la brûle ou je la déchire en petits morceaux avant de la jeter à la poubelle
Préoccupée, Mme Coppens ne s’explique pas comment personne n’a pu retirer les étiquettes d’expédition d’un produit avant de le revendre.
La situation ne surprend pas autant Omar Fares, chargé de cours en gestion de commerce de détail à l’école Ted Rogers de l’Université métropolitaine de Toronto, compte tenu des objectifs d'efficacité opérationnelle des géants du commerce électronique.
Lorsque chaque seconde coûte de l’argent
Selon M. Fares, les entreprises de commerce électronique, comme Amazon, doivent gérer d'énormes quantités de produits retournés.
Peu de données permettent de mesurer l’ampleur du phénomène au Canada. Aux États-Unis, toutefois, la National Retail Federation a estimé qu’en 2022, les consommateurs américains ont retourné 16,5 % de tous les achats effectués en ligne, soit 212 milliards de dollars de marchandises.
Remettre ces produits en stock et tenter de les revendre est un processus coûteux pour les détaillants qui décident parfois de les liquider en vrac, affirme l'expert en commerce de détail.
Pour limiter les coûts de l’opération, ces entreprises cherchent à traiter les articles retournés avec le moins de manipulations possible.
Chaque main qui touche le produit constitue une perte financière
De la pression dans les magasins de liquidation
Les magasins de liquidation font face aux mêmes pressions d’efficacité. Amjad Atieh, le propriétaire de Top Binz, soutient acheter 60 000 à 80 000 produits par semaine de deux distributeurs qui, eux, s’approvisionnent directement de grands détaillants comme Amazon, Walmart, Best Buy et Costco.
M. Atieh dit revendre les produits dans l’état dans lequel il les reçoit de ses fournisseurs, qu’il a préféré ne pas nommer.
Questionné par CBC/Radio-Canada, le propriétaire de Top Binz soutient qu’il n’était pas au courant que la présence d’étiquettes d’expédition dans ses magasins pouvait être source d’inquiétude.
Je peux augmenter mon personnel d’une ou deux personnes pour qu'ils puissent ouvrir toutes les boîtes et qu'ils enlèvent les étiquettes
, concède M. Atieh. Il assure que dorénavant plus aucune étiquette d’expédition ne sera visible dans ses magasins, sauf par erreur
.
M. Stewart, l’un des clients d’Amazon dont les renseignements personnels ont été exposés, ne se satisfait pas de cette solution.
Je ne pense pas que ce soit la responsabilité du revendeur [de protéger ces informations]. Je pense que c’est celle des grands détaillants, comme Amazon
, insiste-t-il.
À qui la responsabilité de retirer les étiquettes?
En réponse aux questions de CBC/Radio-Canada, Amazon dit fournir seulement des colis à des liquidateurs réputés
et que leurs contrats les obligent à supprimer les informations personnelles des clients avant de revendre les colis à des tiers
.
Contrairement au Québec, à l’Alberta et à la Colombie-Britannique, l’Ontario n’a pas de loi provinciale encadrant la protection des renseignements personnels par les entreprises privées. Celles-ci sont ainsi soumises à la législation fédérale et à la surveillance du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada.
Sans avoir enquêté sur les pratiques du géant du commerce électronique, le Commissariat indique par courriel que les organisations assujetties à la loi fédérale doivent obtenir le consentement des personnes concernées avant de communiquer des renseignements personnels à une tierce partie.
Elles sont aussi responsables des renseignements personnels qu’elles ont en leur possession ou sous leur garde, y compris les renseignements confiés à une tierce partie
, ajoute Vito Pilieci, un porte-parole de l’organisme.
Il note toutefois que les entreprises peuvent s’acquitter de leurs obligations
en signant des contrats avec leurs partenaires qui garantissent la confidentialité et la sécurité des renseignements personnels de leurs clients.
Aux yeux de l’ancienne commissaire à la protection de la vie privée de l’Ontario, la réglementation fédérale est bien trop permissive.
Nous devons compter sur le bon vouloir des entreprises, qui souvent fait défaut
, s’indigne Mme Cavoukian.
Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada indique qu’il contactera Amazon pour recueillir plus d’informations sur la manière dont l’entreprise gère les colis qui lui sont retournés.
Avec des informations de Ryan Jones de CBC