Un article écrit par Stéphanie Dupuis

L’IA chez Ubisoft, une vision qui rebrasse les cartes du jeu vidéo

Techno > Intelligence artificielle

Le siège d'Ubisoft La Forge est situé à Montréal.Cliquez ici pour afficher l'image d'en-tête
Le siège d'Ubisoft La Forge est situé à Montréal.

Le laboratoire de recherche et développement Ubisoft La Forge, dont le siège est à Montréal, a accordé à Radio-Canada sa plus importante entrevue sur le thème de l’intelligence artificielle (IA).

Lorsqu’on est une grande entreprise, présente dans le paysage vidéoludique depuis plus de 35 ans, et que l’on compte plusieurs séries de jeux vidéo à succès cumulant des tonnes de données, on part avec une longueur d’avance en matière d’IA.

Déjà vers la fin des années 2000, Ubisoft a entamé des discussions avec des chercheurs et chercheuses de l’Université de Montréal (UdeM), dont Yoshua Bengio, qui n’était pas encore la rock star de l’IA qu’il est devenu, précise Yves Jacquier, directeur général d’Ubisoft La Forge.

[Yoshua Bengio] nous parlait de l’apprentissage machine, cette manière de programmer qui utilise énormément de données pour faire des prédictions. Et nous, des données, on en a plein.

Yves Jacquier, directeur général d'Ubisoft La Forge

Les données, c’est le pétrole moderne, croit même Eric Bellefeuille, directeur artistique et directeur de l'expérience utilisateur (UX) d’Ubisoft, qui se décrit comme un utilisateur précoce des intelligences artificielles génératives.

Le géant a fait ses premiers pas en IA en permettant la mise en relation (matchmaking) entre les joueurs et joueuses lors de parties de jeux vidéo en ligne. L’objectif : prévoir que deux joueurs vont avoir du fun à jouer ensemble, en fonction de leur style de jeu, détaille le directeur d’Ubisoft La Forge.

Ça a très bien marché, affirme-t-il, au point de vouloir passer à la prochaine étape : la création même d’Ubisoft La Forge, en 2016.

Une idéologie de l’IA

À la différence d’autres géants du jeu vidéo, l’approche d’Ubisoft avec les nouvelles technologies est avant tout universitaire. Des équipes de recherche travaillent à même les données de l’entreprise sur les sujets qui les intéressent, en collaboration avec les créateurs et créatrices, qui apportent leurs commentaires.

L’idée était de créer un espace où l’on peut prendre des risques à tester les limites de technologies disruptives, pour essayer d’en comprendre les promesses et d’anticiper la transformation du métier.

Yves Jacquier, directeur général d’Ubisoft La Forge

Depuis sa fondation, La Forge a produit quelque 80 prototypes, dont la moitié a été implantée en production.

Certains utilisent l’IApour prévenir la toxicité en ligne, un véritable défi dans un contexte de jeux vidéo de tirs comme Rainbow Six Siege. Quand tu dis dans le jeu : "Je vais te courir après et te tirer dessus", ça fait partie de la fantaisie, ce n’est pas agressif en tant que tel. Mais dans un autre contexte, ça peut être extrêmement grave, explique Yves Jacquier.

D’autres outils servent à améliorer l’immersion dans le jeu, en créant des foules plus réalistes, ou encore en permettant de générer des transitions d’animations plus fluides, qu’on peut voir dans les deux plus récents opus d’Assassin’s Creed (Mirage et Valhalla).

Ubisoft se permet aussi de rêver : elle pourrait implanter des mini-cerveaux à ses personnages non joueurs (PNJ, ou non-playable character, NPC), avec qui les joueurs et joueuses pourraient bâtir des relations uniques.

Par exemple, vous attaquez sans succès un PNJ dans la rue. Il avise sa famille, qui vous menace et vous traque, ce qui a des conséquences tout au long du jeu. Ça va créer des expériences de jeu très riches et différentes pour tout le monde, décrit Eric Bellefeuille.

Mais à l’heure actuelle, l’un des systèmes d’IA les plus utilisés dans les studios d’Ubisoft est sans doute le COMMIT assistant, qui aide les programmeurs et programmeuses à détecter la probabilité d’introduire un bogue dans le jeu avec leur code. C’est un problème capital, car on a de très longues productions. Et plus on identifie un bogue tard, plus ça va coûter cher, insiste Yves Jacquier.

Fiable à 85 % à son lancement il y a quelques années, ce prototype a été au cœur de discussions éthiques sur les données qu’il utilisait.

Reconnaître ses erreurs

Au départ, le COMMIT assistant a été entraîné à partir d’informations qu’on pouvait associer à des membres du personnel et qui auraient pu permettre à Ubisoft de mesurer leur productivité et leur efficacité.

Même si ces données étaient complètement légales, souligne Yves Jacquier, le directeur de La Forge admet qu'il a dû prendre un pas de recul, se disant mal à l’aise d’évaluer indirectement ou directement des individus avec cette IA.

On a retiré toutes les données du modèle, et on l’a réentraîné. On a ainsi perdu 10 % de fiabilité, un écart qu’on a réussi à récupérer avec le temps et d’autres données.

Yves Jacquier, directeur général d'Ubisoft La Forge

Avec la démocratisation rapide des outils d’IA générative, les discussions sur l’éthique sont nombreuses et constantes dans l’entreprise. Et le secret sur ses productions à haut budget (AAA) est crucial : il ne faudrait pas fournir à une IA tierce des informations critiques sur des jeux non annoncés, par risque de fuite.

Ce n’est pas toujours facile de savoir quels sont les modèles les plus éthiques, ou les plus responsables, [avec les œuvres d’artistes dérobées par les premiers systèmes d’IA générative], précise Eric Bellefeuille.

Au lieu d’utiliser des modèles connus tels que ceux des générateurs d’images Midjourney, Dall-E ou encore Stable Diffusion, Ubisoft utilise ce qu’elle appelle ses boîtes noires, qu’elle compare à une coquille vide dans lesquelles elle a injecté ses outils, sa personnalité et ses normes de confidentialité.

Les créateurs au centre de l’équation

Ces outils soulèvent aussi des craintes pour les artistes, de même que pour les travailleurs et les travailleuses avec moins d’expérience (junior), que l’IA a le potentiel de remplacer, selon des spécialistes.

Nous devons respecter nos artistes. Ubisoft ne veut pas remplacer sa main-d’œuvre, et ne veut pas aliéner le pouvoir créatif de l’humain.

Eric Bellefeuille, directeur artistique et directeur UX d’Ubisoft

L’approche du directeur artistique est de ramener le créateur au centre de l’équation et développer des modèles éthiques où ils sont impliqués.

Par exemple, il pourrait demander à ses artistes de dessiner un premier croquis de chat pour un jeu Assassin’s Creed avant de le soumettre au système d’IA. Celui-ci générera ensuite 10 nouvelles versions du félin qui cadrent avec celles des précédents jeux de la série. L’artiste fait une sélection de ses préférés, les édite et les soumet de nouveau au système, et ainsi de suite.

C’est ce qu’on veut : avoir la capacité de générer un chat – [...] et pas n’importe lequel, un chat Assassin’s Creed – et que le créateur puisse générer rapidement 10 versions différentes et les modifier, indique Yves Jacquier.

Ubisoft ne souhaite surtout pas tomber dans le panneau de la netflixisation des productions, et pour éviter une telle homogénéisation, Eric Bellefeuille insiste sur ce fait, elle a besoin de ses artistes.

Un sentiment de déjà vu

Les deux collègues ne s’étonnent pas de constater une certaine résistance aux outils propulsés par l’IA dans l’industrie du jeu vidéo.

Pour Yves Jacquier, ça lui rappelle l’arrivée de la technologie de la capture de mouvement (motion capture, ou MoCap) au milieu des années 2000, accueillie froidement par les équipes d’animations, qui craignaient de perdre leur emploi.

Finalement, c’est le contraire qui s’est produit. Et d’un seul coup, on a été capables d’accélérer de 80 % la création d'animations, avance le directeur de La Forge.

Le MoCap nous a permis de créer des jeux Assassin’s Creed beaucoup plus athlétiques, avec plus d’acrobaties. Si l’on n'avait pas eu cette technologie, je ne sais pas si l’on aurait été capable d’obtenir la même qualité.

Yves Jacquier, directeur général d'Ubisoft La Forge

Pour lui, le recours à l’IA en tant qu’artiste doit se comparer à l’approche du sculpteur Rodin, ou encore du bédéiste Hergé, qui ont été assistés d'équipes une partie de leur vie : Est-on prêt à dire que Rodin n’est pas vraiment l’auteur de ses œuvres? Ou qu’Hergé n’est pas vraiment l’auteur de Tintin? Non, parce que ça a été fait intelligemment, en respectant la vision du créateur, assisté par des individus. Et cette assistance, on la retrouve aujourd’hui avec l’IA.

Une émission spéciale sur l’intelligence artificielle sera diffusée le 7 décembre à 20 h sur les ondes d’ICI Radio-Canada Télé, ICI RDI et sur nos plateformes numériques.