Quelques jours avant les élections nationales slovaques de l'automne dernier, un mystérieux enregistrement vocal est venu bouleverser la campagne électorale. On y entend Michal Šimečka, chef du parti Progresívne Slovensko, discuter de l'achat de votes avec un journaliste local.
Or, cette conversation n'a jamais eu lieu. Il s’agissait d’un hypertrucage (deepfake) audio.
M. Šimečka a perdu l’élection aux mains de Robert Fico du parti Smer, qui a fait campagne pour mettre fin à tout soutien à l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie. M. Fico reprend donc le poste de premier ministre qu’il occupait jusqu’en 2018.
Même s’il est difficile de mesurer l'incidence d’un tel hypertrucage sur les résultats aux urnes, cet événement illustre l’importance qu’aura l’intelligence artificielle sur la démocratie dans le monde.
Nous savons que la désinformation constitue déjà une menace pour les processus démocratiques. [L’intelligence artificielle] risque de l'amplifier. C'est très préoccupant
, explique Caroline Xavier, cheffe du Centre de la sécurité des télécommunications (CST).
Si les agences des différentes démocraties partout dans le monde explorent leurs options afin de se prémunir contre ces nouvelles technologies, certains experts se demandent jusqu’où iront ceux qui ont des intentions néfastes.
Jusqu’où pousser l’audace?
Hany Farid est professeur à l'Université de Californie, à Berkeley, et spécialiste de la criminalistique numérique. Il explique que la diffusion de fausses informations créées à l’aide de l’intelligence artificielle est déjà bien en cours.
Créer un enregistrement de 10 secondes du premier ministre qui raconte quelque chose d'inapproprié, ça prend deux minutes. Et ça se fait avec très peu d'argent, très peu d'efforts et très peu de compétences.
Les répercussions d’une telle technologie se feront sans doute sentir un peu partout dans le monde en 2024. Les Américains, les Indiens, les Indonésiens, les Portugais, les Mexicains, les Sud-Africains, les Sud-Coréens, les Algériens, les Belges et les Autrichiens, entre autres, seront appelés aux urnes.
Je ne pense pas que quiconque soit vraiment prêt
, dit le professeur Farid.
Il ajoute que la création de fausses nouvelles qui sont aussi crédibles, même si elles sont démenties par toutes les personnes impliquées, a une incidence immédiate. Vous pouvez remettre les pendules à l’heure si vous voulez, [...] le mal est fait.
La différence entre les candidats se compte généralement en dizaines de milliers de voix. Il n'est pas nécessaire de [changer l’opinion] des millions d’électeurs.
Le professeur Farid s’inquiète toutefois davantage de la possibilité de voir des politiciens utiliser une telle technologie pour mentir à la population.
Si votre premier ministre, votre président ou votre candidat est surpris en train de dire quelque chose d'offensant ou d'illégal, [il n’a qu’à dire qu’il s’agit d’un hypertrucage]. [Les politiciens] n’ont plus à faire face à quelconque conséquence.
Opérations cybernétiques défensives
Du côté du CST, on se prépare.
Le Canada n'est pas à l'abri
, explique Mme Xavier. Nous anticipons le pire. [...] Nous sommes prêts.
Le mois dernier, le CST a publié un rapport intitulé Cybermenaces contre le processus démocratique du Canada.
Nous estimons qu’il est très probable que la Russie et la Chine soient encore responsables de la plupart des activités de cybermenace attribuées visant les élections étrangères dans les deux prochaines années, particulièrement contre les pays ayant une importance stratégique pour elles.
Mme Xavier n’écarte pas la possibilité de devoir passer à l’acte.
Pourrions-nous éventuellement recourir à des opérations cybernétiques défensives si le besoin s'en faisait sentir? Absolument
, explique-t-elle. Notre ministre les avait autorisées avant les élections de 2019 et de 2021. Nous n'avons pas eu à y recourir. Mais en prévision des prochaines élections, nous ferons de même. Nous serons prêts.
Selon Mme Xavier, le fait que les élections fédérales continuent de se faire à l'aide de bulletins de vote papier confère un certain degré de protection au pays.
Malgré tout, lit-on dans le rapport, nous évaluons qu’il est très probable que la capacité de générer des hypertrucages surpasse notre capacité à les détecter
.
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Avec des informations de Catharine Tunney de CBC