Un article écrit par Philippe de Montigny

Plus de 6000 mises à pied en un mois dans l’industrie des jeux vidéo

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Après une année « très difficile » pour l’industrie des jeux vidéo, 2024 s’annonce encore pire. En un mois seulement, plus de 6000 mises à pied ont déjà été annoncées à l’échelle mondiale, ce qui dépasse presque le nombre de licenciements recensés l’an dernier.

James Russwurm, qui habite à Edmonton, figure parmi les milliers d’employés qui ont perdu leur gagne-pain dans la dernière année. Il travaillait comme testeur de jeux vidéo et analyste chargé du contrôle de la qualité chez Keywords Studios.

Lorsque l’annonce des licenciements est tombée en septembre dernier, sa petite équipe effectuait des contrats pour le géant californien Electronic Arts. Ses collègues et lui avaient aussi travaillé pour le studio d’Edmonton BioWare, bien connu pour ses succès Mass Effect et Dragon Age.

Imaginez vivre ça. Vous arrivez au travail et votre gestionnaire vous dit en réunion : aujourd'hui, c'est votre dernier jour, au revoir, se rappelle-t-il. Tous les accès de la douzaine d’employés licenciés avaient été révoqués immédiatement après cette rencontre.

Ce n’est pas vraiment une industrie dans laquelle nous pouvons bâtir notre carrière ou nous investir pleinement.

James Russwurm, travailleur licencié à Edmonton

Son employeur lui avait expliqué qu’il était incapable de conclure un accord commercial avec Electronic Arts, sans donner plus de détails. James Russwurm soupçonne que la décision de son équipe de se syndiquer à peine un an plus tôt a sûrement joué un rôle dans cette décision.

Ça me semble être une tactique antisyndicale. Ils se disent peut-être qu’ils peuvent se débarrasser de nous pour éviter de faire affaire avec des employés syndiqués, dit-il.

La saignée des emplois se poursuit

Cette vague de licenciements dans l’industrie des jeux vidéo s’inscrit dans une véritable saignée des emplois dans le secteur technologique, qui se poursuit encore cette année.

Le chroniqueur techno Carl-Edwin Michel explique que, tout comme le commerce en ligne et les réseaux sociaux, les jeux vidéo ont connu un engouement durant la pandémie, ce qui a poussé les boîtes de production à embaucher massivement et à investir dans de nouvelles technologies, comme la réalité virtuelle et le métavers.

Malheureusement, ça n'a pas donné les résultats escomptés, dit-il. Ce sont des entreprises cotées en bourse. Si le rendement n’est pas là, il faut réajuster le tir rapidement.

C'est crève-cœur, mais on ne pense pas vraiment à l'humain. On pense plutôt aux poches des investisseurs.

Carl-Edwin Michel, chroniqueur techno

La semaine dernière, le géant Microsoft a annoncé dans une note interne qu’il comptait supprimer 1900 postes de ses filiales Activision-Blizzard, Xbox et ZeniMax, soit 8 % de l’ensemble de sa division de jeux vidéo. La plupart des licenciements toucheront Activision-Blizzard, que l’entreprise avait avalé en octobre dernier dans une transaction monstre évaluée à 69 milliards de dollars américains.

Nous avons défini nos priorités, identifié des doublons et veillé à ce que nous soyons tous alignés sur les projets au plus fort potentiel de générer de la croissance, a souligné le responsable des jeux vidéo chez Microsoft, Phil Spencer, dans son message envoyé aux employés, jeudi dernier.

L’éditeur de League of Legends, Riot Games, a annoncé la suppression de 530 emplois, ce qui représente 11 % de ses effectifs. Le PDG Dylan Jadeja soulignait que l’entreprise avait plus que doublé ses effectifs en quelques années – pour atteindre 4500 employés – et qu’avec trop de projets en cours, elle doit recentrer ses priorités.

C’est absolument la dernière chose que nous voulions faire, a-t-il écrit. Une décision comme celle-ci a un impact énorme sur la vie des gens et sur la culture de Riot. Nous ne faisons pas cela pour apaiser les actionnaires ou pour gonfler nos profits – nous avons pris cette décision parce que c’est nécessaire.

Plus tôt ce mois-ci, la plateforme de diffusion en direct Twitch a dit prévoir se séparer d’environ le tiers de ses effectifs, soit 500 employés. L’entreprise qui a lancé le moteur de jeu Unity, qui compte un bureau à Montréal, a pour sa part annoncé 1800 mises à pied, soit le quart de sa main-d’œuvre.

L'impact de l'intelligence artificielle

Au cours des prochaines années, l’intelligence artificielle pourrait aussi changer la donne, selon des experts, bien que cette raison ne soit pas évoquée explicitement par les entreprises. Avec l’intelligence artificielle qui prend beaucoup d’espace, ça va avoir un impact dans le monde du jeu vidéo, affirme M. Michel.

Selon lui, ces puissants outils pourraient remplacer les acteurs qui prêtaient leur voix aux personnages et les équipes qui développaient ces personnages et leurs environnements.

L'IA est capable de produire beaucoup plus, beaucoup plus rapidement, souligne-t-il. Est-ce qu’on va voir de plus en plus de ce genre de mises à pied? Reste à voir.

Le président de l'Association canadienne du logiciel du divertissement, Jayson Hilchie, reste plutôt optimiste. Ces mises à pied ne racontent pas toute l’histoire, selon lui.

Même avec ces licenciements très malheureux, nous sommes probablement toujours au niveau d'emploi le plus élevé que nous ayons vu depuis la pandémie, affirme-t-il.

M. Hilchie souligne que l’industrie des jeux vidéo avait contribué pour 5,5 milliards de dollars à l’économie canadienne en 2021. En ce qui concerne les emplois dans ce secteur, le Canada figurait au troisième rang mondial.

Un syndicat peut-il aider?

Travailler dans l’industrie des jeux vidéo est anxiogène pour Vlada Monakhova, illustratrice et artiste conceptuelle à Montréal. La pigiste a rejoint le regroupement Game Workers Unite (GWU Montréal), qui a pour but de promouvoir les droits des travailleurs de l'industrie du jeu vidéo et de soutenir leurs efforts de syndicalisation.

Il n’y a tout simplement aucune sécurité. Il n’y a aucun moyen de planifier notre avenir.

Vlada Monakhova, membre du regroupement GWU Montréal

À tout bout de champ, je peux recevoir un courriel disant qu’on n’a plus besoin de moi affirme-t-elle.

Le mouvement syndical au sein de l’industrie des jeux vidéo reste encore très embryonnaire au pays, mais selon James Russwurm, les récentes coupes témoignent de l’importance de protéger les travailleurs.

En 2022, il comptait parmi les 16 employés de Keywords Studios à se joindre à la section locale 401 des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC). C’était une première au Canada.

Il estime toutefois que les protections des droits des travailleurs de l’industrie des jeux vidéo aux États-Unis sont toujours plus fortes que de ce côté-ci de la frontière.

Nous voulons implanter plusieurs de ces protections pour nos travailleurs pour qu’on évite ces vagues d’embauches et de licenciements, explique James Russwurm.

Carl-Edwin Michel, fondateur et producteur exécutif des Canadian Game Awards, comprend que la nature cyclique de la production de nouveaux jeux rend la vie difficile pour ces artisans aux compétences très spécialisées.

Il soupçonne que la sortie d’une nouvelle console Switch, attendue cette année, et la conception de nouvelles versions des systèmes de jeu PlayStation et Xbox devraient stimuler l’emploi.

Là, on commence tranquillement à voir des entreprises qui vont se concentrer sur la création de jeux pour ces nouvelles générations, donc ça va entraîner de nouveaux projets et, éventuellement, de nouvelles embauches.

Avec les informations de Shawn Benjamin et Alison Northcott de CBC